Le réel concret

Publié le par Harmonie

Elle, elle est, elle a été et elle sera.

                Le monde concret, elle, elle s’en fout. Elle ne connaît pas le pronom je,pas plus que le tu ou le vous. Elle, elle est là. Les autres gens la disent folle, ou, employant ce qu’ils croient être un euphémisme, ils la disent « ailleurs » ou, « dans un autre monde ». Dans un autre monde…Peut-être ont-il raison. Elle n’a pas l’air d’avoir prise sur la réalité.
Elle, elle ne parle pas. Pas parce qu’elle est muette, elle chante parfois ; peut-être plus simplement parce qu’elle trouve le langage inapproprié.
Le matin, le bus emmène la sœur à l’école, le père prend la voiture pour aller à son travail, et la mère, vieillie avant l’âge, part s’occuper de tout un tas d’associations. Ils la laissent seule.
Pas totalement seule. On ne sait jamais. Elle pourrait se blesser. Ils ne prennent pas de risques. Ils sont prudents. Alors la voisine, ou sa fille étudiante vient la garder dans la journée. La voisine allume la télévision, s’assoie sur le canapé et n’en sort que le soir. Hormis la pause du midi.
Elle aussi aime bien l’écran. Elle peut rester des heures à écouter les gens raconter leurs petits malheurs quotidiens. On n’est pas très sûrs qu’elle comprenne véritablement quelque chose. Peut-être que c’est simplement la litanie des mots qui l’attire.
L’étudiante, elle, n’allume pas la télévision. Elle prétend d’un air hautain que ces concentrés de vie ne l’intéressent pas. Que les histoires de ces personnages de fiction ne sont, justement, que des histoires. Que la vie, elle, elle préfère la vivre. Mais ce ne sont que des paroles. La vraie vie, elle la passe assise dans un salon, ou à la faculté, à lui raconter ses déboires amoureux.
Elle, elle n’en à rien à faire, mais elle l’écoute quand même, par politesse. Mais il n’est pas sûr qu’elle connaisse la notion de politesse.
Depuis quelque temps, l’étudiante ne vient plus. Un jour l’étudiante a traversé la rue et a eu un accident. L’étudiante est toujours à l’hôpital.
Elle aussi ça lui arrive de traverser la rue sans regarder. Une fois elle a failli provoquer un accident. Le chauffeur, furieux, est sorti de sa voiture. Elle a eu peur. Pas de la voiture, non, du type rouge qui hurlait. Alors maintenant elle ne sort plus. Ce n’est pas qu’elle ne veut plus sortir, c’est une décision de sa famille. C’est trop dangereux. On ne sait jamais.
Alors elle regarde la télévision, par-dessus l’épaule de la voisine. Les documentaires sur les enfants d’Afrique qui meurent de faim tandis que la voisine s’empiffre de chips premier prix. Elle non plus, elle ne mange pas tous les jours. Sa famille la nourrit ; simplement elle ne comprend pas comment ces cubes qui ressemblent à du poisson mais qui n’en sont pas peuvent calmer sa faim. Alors elle n’en prend pas. Et elle reste seule avec sa faim. Sa famille ne la force pas. Ça ne servirait à rien, elle ne comprendrait pas.
Ce qu’elle aime bien, c’est la campagne. Marcher pieds nus sur la terre avant que le jour ne se lève. En ville, elle ne peut pas agir ainsi. En ville les gens la regardent avec pitié. Ici aussi, mais ici elle s’en moque. Ici les gens n’ont plus d’importance. Ici le regard n’est pas agressé. Ici elle peut s’asseoir dans l’herbe et fermer les yeux, comme si en supprimant sa vision de l’extérieur elle lui enlevait sa réalité. Comme une bulle d’illusion autour d’elle. Et qu’importe le reste du monde.
Elle n’est plus vraiment une enfant. En fait, elle est soi-disant majeure. Mais considérée comme irresponsable. Une fois pour des élections quelqu’un lui a tendu un tract, essayé de la convaincre. Mais elle n’a pas besoin d’être convaincue. Elle n’a pas de parti pris. Elle a pris le tract et a embrassé le type. Qui n’a pas compris. Mais ce n’est pas grave. Ce n’était pas son but.
Elle n’est plus vierge. Un jour un garçon l’a prise par la main et elle l’a suivi. Il était gentil et elle heureuse. Il lui parlait. Toujours. Dans toutes les langues qu’il connaissait et même dans d’autres qu’il ne connaissait pas mais qu’il inventait au fur et à mesure. Elle ne comprenait pas. Il voulait mettre une capote. Il lui expliquait le SIDA, les MST, mais elle restait là à lui sourire. Ce drôle de sourire qui ne signifie rien mais qui ne la quittait pas. Finalement ils n’en ont pas mis. Il se voyait mal lui expliquer ce qu’il faisait et ne voulait l’effrayer. Mais elle n’aurait pas été effrayée. Elle était elle et il était lui. Et pendant un instant magique, la fusion de leurs deux corps, ils ne furent plus elle et lui, mais eux, mais nous. Un instant d’éternité quand le temps s’arrête et qu’il semble ne jamais devoir reprendre son cours. Quand je n’existe plus, qu’il ne reste que le nous.
Mais la famille n’a pas compris et le garçon est parti. Elle n’en était pas triste. Elle ne connaît pas la tristesse. Simplement une sensation de manque. Une étincelle dans ses yeux qui y était et qui n’y est plus. Un sourire qui a changé et qui signifiait peut-être quelque chose en définitive.
Les yeux, miroir de l’âme. Les siens sont grands, innocents. Bleus. Ils renferment un message que l’on ne peut saisir mais qui, de toute manière n’était pas là pour ça.
Sa sœur l’aime bien. Avec ses amis ils veulent refaire le monde, ils dénoncent tout ce qui selon eux ne va pas. Adolescents militants. Ils lancent au monde des avertissements, sans apporter de solution aux problèmes dénoncés. Elle, elle les regarde. De cet étrange regard dont on ne sait jamais s’il est fixé sur vous et qui vous donne la désagréable impression d’être transparent. Ils s’échauffent, crient, collent des affiches. Bande de rebelles, d’anarchistes au rabais. Concrètement ils ne font rien. Mais ils en ont l’illusion. Elle, elle regarde.
Ils se disent libres, mais ils sont prisonniers de ces milliers de fils invisibles qui lient un homme à la société, à l’argent. Elle dans son dédale mental, elle est libre. Le papillon éphémère qui ne vit qu’une journée ne s’inquiète pas du lendemain.
Elle ne veut pas changer le monde. Elle n’y vit pas vraiment. Comme si son corps n’était qu’un vêtement qu’elle enfile pour quelque temps avant de s’en débarrasser. Alors c’est un peu normal qu’elle semble indifférente. Ça ne la concerne pas. Le monde d’aujourd’hui, riche en paradoxes, avec sa sordide réalité qui vous prend à la gorge et efface la magie, est trop complexe pour elle. Et les rêves peut-être, étrangement, le sont encore plus quand on veut y trouver une logique qui n’y est pas. Elle, elle ne cherche pas à trouver une logique absente. Elle, elle est.
Et elle fut sans doute la seule à ne pas prêter attention à la voix désincarnée qui flottait dans la pièce.
« Utopistes, tout ceci n’est qu’un rêve. » 


Harmonie,

c'est un texte que j'ai écrit pour un atelier d'écriture. C'était censé être une nouvelle sur le "réel concret". Voilà ce que ça donne...
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L
Un regard sur le monde concret. Ce regard qui est justement le miroir de l'âme... Aurais tu dépeint l'âme d'une société ? <br /> J'adore ce texte, il est profondément sincère, on a presque l'impression d'être une âme détachée de son corps qui regarde la vie, là en bas... :-)
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H
J'aime bien ton regard sur mon texte... :-)
U
Bravo Harmonia,<br /> <br /> Tu es parvenue à me faire pleurer avec ce texte.<br /> Pleurer pourquoi ?<br /> Tu as toujours l'habitude d'écrire avec ton âme, tu ne fais pas qu'écrire, tu vis tes textes. Tu as du talent, n'oublie jamais ce que je viens de te dire. On en reparlera si tu veux.<br /> <br /> Elle, elle est impersonnelle. Qui est Elle ? C'est la jeune fille que je croise tous les jours en face de chez moi, c'est ma grand-mère, ma mère, ma soeur, la vielle dame au supermarché. Elle est tout le monde, sans vraiment être quelqu'un. Un personnage, une fiction, et c'est pourtant tellement réel. Tu parles de choses graves, et pourtant, ton texte possède tellement de renvois sous-jacents... ( Nous reparlerons de l'Autisme et du refus d'Incarnation si tu le veux bien ).<br /> <br /> Sur ces belles paroles je vais continuer mon petit tour.<br /> <br /> Et...... "Gloire à Lui" !
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H
Est-ce que par hasard je connaîtrais "un certain gnostique" ? Quelque chose me dit que oui... :-)ravie de discuter avec toi, comme toujours, même si certains autour vont un peu halluciner de nos sujets de conversation...
A
Tu commence l'année avec un texte sur un sujet grave, bouleversant ! Plus que le "réel concret" on dirait que tu parle de conscience, de La Conscience . "Elle" a-t-elle un nom ? Il me semble la connaître maintenant que j'ai lu ton beau texte ...
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H
Non, "Elle" n'a pas de nom. Je pense que chacun l'identifie intimement à quelqu'un ou à quelque chose, et l'effet serait gâché si elle était appréhendable, identifiable par des moyens ordinaires. pour donner son indépendance au texte, je l'ai laissée dans le flou. Quoique "Elle" soit un moyen de l'identifier...Je voulais faire une nouvelle sur chacun des pronoms, ensuite, mais j'en ai juste écrit un autre sur les indéfinis justement.